Voilà une question qui doit vous sembler incroyablement triviale. Et pourtant elle se pose quotidiennement aux francophones et n’est sans doute pas si anodine.
A vouloir y répondre, on serait d’abord tenté de botter en touche en classant la question de l’ordre de la sphère culturelle et privée. La décision de tutoyer ou voussoyer un tiers tient beaucoup à l’éducation des personnes en présence et à la nature de leur relation personnelle. Ensuite, une différence importante d’âge ou de responsabilité commandent souvent le voussoiement.
Au-delà de la dimension strictement personnelle, la pratique me paraît évoluer rapidement dans les entreprises. En une trentaine d’années, le tutoiement a beaucoup progressé en interne sans être toutefois aussi étendu que l’utilisation du prénom. Il y a cependant des différences entre secteurs d’activité – par exemple l’industrie ou le secteur parapublic me semblent tutoyer davantage en interne. De même, on tutoie plus facilement sur le terrain que dans la proximité des états-majors.
Les choses se compliquent en externe et notamment avec les fournisseurs. Je constate que des acheteurs pourtant enclins à tutoyer dans leur vie personnelle ou au sein de leur propre entreprise mettent un point d’honneur à vouvoyer leurs fournisseurs indépendamment de l’ancienneté ou de la qualité de leurs relations. L’intention est louable : il s’agit de marquer une distance avec le fournisseur pour que la relation soit strictement professionnelle dans un cadre « contractuel » donné. Il s’agit de ne pas compromettre les intérêts de l’entreprise par sympathie pour une personne qui se trouve être un fournisseur. Certains parlent même de comportement éthique. L’acheteur se devrait d’être neutre et distant pour choisir ses fournisseurs de manière rationnelle et neutre.
Personnellement, en tant qu’acheteur, j’ai pris le parti inverse : créer les conditions les plus favorables de communication ouverte et sympathique tout en restant lucide, ferme et inflexible sur mes objectifs. D’une manière générale, une communication de qualité et une atmosphère agréable favorisent une réflexion plus débridée et l’éclosion de solutions pérennes qui conviennent aux parties présentes. En tant que vendeur de prestations de conseil, je crois avoir été commercialement plus flexible – voire plus « tendre » – avec les acheteurs qui avaient su créer rapidement une communication de qualité. Le tutoiement ne fait pas tout mais participe de cette démarche. Gare au vendeur, toutefois, qui « force » le tutoiement et une certaine familiarité : il ne fait rien d’autre que gripper la communication.
Si on voulait théoriser cela, on dirait que le tutoiement « mutuellement consenti » est une déclinaison naturelle du principe d’entreprise étendue : les fournisseurs importants en sont partie intégrante. Et c’est à ce titre que ses représentants sont tutoyés comme en interne.
L’acheteur « moderne » doit pouvoir embarquer avec lui ses prescripteurs en interne, faire montre de sa légitimité, de son efficacité et de sa fermeté mais aussi être « sympathique ». On n’imagine plus un acheteur s’imposer par la seule vertu de règles internes et adopter un voussoiement distant dicté par la solennité de sa fonction envers ses propres clients internes ! Pourquoi devrait-il en être différemment avec les fournisseurs ?